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Fac des lettres, novembre 2022 Un prof bouffé par sa caricature


Surnommé le « ti rongeur » par ses camarades de L1 de Sciences sociales, en raison de ses stylos et crayons bouffés jusqu’à la mine, Paco avait la tête baissée sur le pupitre en bois de l’amphi. Il semblait studieux, pourtant, il ne prenait aucune note et n’écoutait pas Jean-Yvon de Lacroix -le prof- dont les doigts de pieds frétillaient dans des savates deux doigt de mauvais goût. L’enseignant, un zorey arrivé depuis trois mois à peine, cherchait absolument à s’intégrer et se faire passer pour un créole. Ainsi, il était rentré dos aux gradins, dans l’amphi, pour évoquer la tradition réunionnaise selon laquelle, durant novembre, le mois des morts, il faut rentrer chez soi à reculons. Et de lâcher au groupe des étudiants, fier de connaître -croyait-il- la culture péï : « Vous l’a vu, moi lé un véritable créole »… Tous les étudiants éclatèrent de rire, en l’écoutant ainsi parler, sans qu’il ne comprenne pourquoi…

Qu’il est ridicule, estima Paco, en train de le caricaturer. Empoignant fermement un compas, volé à un copain en fac de sciences, « ti rongeur » gratta la table en essayant de reproduire les yeux globuleux du prof de psychologie. Ses voisins de banc étaient intrigués par le grincement provoqué par la pointe métallique ; lui, imperturbable, faisait voler les copeaux de bois. Une fois les deux petits trous creusés, Paco remplit les espaces avec son stylo quatre couleurs. Il choisit le rouge, pour donner un caractère satanique à son modèle, qui moulinait des bras dans l’espoir, vain, de susciter l’attention des étudiants. Dans la foulée, il lui ajouta deux cornes et une langue de serpent, d’un joli vert.

Au rang au-dessus, des rires commencèrent à fuser tant le dessin était ressemblant. Le mot passa de banc en banc et, en quelques minutes, c’est tout l’amphi qui semblait secoué d’un tremblement. Ça rigolait, ça chahutait, ça se levait, le cours implosait, le prof explosa !

- Silence s’il vous plait !

Trop tard, c’était la fin du cours, tout le monde s’échappa en regardant d’un œil moqueur le métropolitain. Ce dernier se taisait mais n’en pensait pas moins, il avait repéré la cause de cette débandade : Paco, étudiant filiforme, un crayon à la bouche, casquette Vans délavée sur des cheveux longs et gras, un cargo dont les poches débordaient de stylos, gommes et taille-crayon. Lacroix s’approcha du douzième rang et repéra « l’œuvre » qui lui avait valu les moqueries générales. Le premier sentiment qui s’empara de lui fut la déception : il était pourvu des meilleures intentions, voulait partager son savoir et son expérience aux jeunes, et voilà comment il était remercié !

Bizarrement, les yeux rouges du personnage gravé sur la table semblaient le fixer et il ne pouvait s’en détacher. Était-ce la clim ? Il commença à frissonner. Il desserra involontairement le poing et ses doigts crissèrent sur la table comme des griffes. La caricature allongea soudain sa langue verte comme si elle désignait Lacroix ! Le dessin prenait vie ! Pris de panique, le prof s’emmêla les pieds dans ses tongues, trébucha avant de s’enfuir en direction du quatrième étage de la fac des Lettres, en perdant en route une savate…

Lorsqu’il se retourna, il fut pris d’une terreur glaçante : sa propre caricature avait pris forme et le magma de couleurs le suivait en laissant sur le sol des trainées vertes et rouges. Avec une seule chaussure au pied, Lacroix ne courait pas vite et il fut rattrapé en haut de l’escalier, face à l’inscription murale « Je rêve, je veille dans la même existence » qui intriguait depuis des années l’ensemble des étudiants. Là, le bébet multicolore ouvrit la bouche ; mais aucun son ne sortit. Une bulle, semblable à celle des bandes dessinées, se forma dans les airs. « Ou na pwin respé pou nout tradision ! » Un jet d’encre noir jaillit de la créature et obscurcit soudain le ciel au-dessus du campus. Le téléphérique s’arrêta net, comme s’il était une nouvelle fois en panne… Les lettres de la maxime peinte sur le mur se mélangèrent et le mot « rêve » se transforma en « cauchemar » ! Incroyable ! Le bébet s’approcha encore de sa proie et s’agglutina contre le corps tremblant de l’humain, qui fut littéralement absorbé par la masse de couleurs en fusion.

Le prof s’effondra à terre.

Lorsqu’il se réveilla à l’infirmerie de l’université, la médecin était en train de prendre son pouls.

- Ça va mieux, monsieur ?

- Bin, makrel, ou wa pa don ?!

Lacroix sursauta en écoutant ses paroles… Il n’avait pas voulu se montrer insultant et, surtout, il n’en revenait pas : il s’était exprimé en gros créole.

- Eskiz mon pardon, sé pa sak mi té vé di !

Il s’assit, interloqué : il n’arrivait plus à parler en français ! Diable ! Que lui arrivait-il ?

La médecin ne semblait ni surprise, ni offensée et lui demanda d’ouvrir la bouche pour poursuivre son examen.

Il tira la langue en disant « Ahhhh » ; la praticienne recula vivement, cette fois, effrayée.

- Kosa lariv a twé ? interrogea le prof avec un étonnant accent de yab chouchou.

Faute de réponse, il se tourna face au miroir de la salle, tira à nouveau la langue et… Horreur ! Le dessin diabolique était tatoué sur sa muqueuse ! La caricature avait pris possession de sa langue. Le bébet qui était en lui débita alors : « Kan y ariv 6h, ou dwa rant par le do ; si ou fé sa kan i fé klèr, ou atir anou ! Aster, ma ni aranz aou ! Zorey la moukat, langet konish ton momon ! »



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